A coté de soi – chapitre 1

Cette fois-ci, Mathilde n’a pas le choix. La vente est prévue pour jeudi. Il lui reste moins de deux jours pour vider l’appartement. 10 ans à mettre en carton. Le tournage du spot publicitaire devra se passer d’elle. Même sa présence n’est jamais très utile, elle n’aime pas l’idée d’être loin de son travail. Elle a choisi son équipe avec soin. Malgré les rancœurs des anciens tournages, ses deux techniciens feront tout pour que ça se passe bien. Elle sait qu’au moindre problème ils n’hésiteront pas à l’appeler. Elle leur avait d’ailleurs donné le numéro de téléphone fixe des voisins au cas où. Elle a beau habiter dans la plus grande ville de France, elle doit sans cesse vérifier qu’elle a du réseau. Le seul endroit fiable pour être certain de recevoir les appels est la salle de bain .

Mathilde, comme souvent, a passé le week-end à travailler. Comme souvent, elle n’est pas satisfaite de ce qu’elle avait fait. Elle aurait voulu profiter de ces deux jours sans tournage pour réécrire certains passages de son documentaire. Elle espère tellement que ce dossier lui permettra d’obtenir des financements pour qu’il puisse enfin voir le jour. En attendant, il faut faire tourner la boite. Elle enchaîne les tournages de films promotionnels pour des entreprises aux quatre coins de la France.

Bien qu’épuisée par la cadence, elle continue au même rythme. Cela fait plusieurs mois qu’elle n’a pas pris de jours de repos. Les demandes de films promotionnels sont certes de plus en plus nombreuses, mais peu rentables. Pour exister, il faut des images, beaucoup d’images. Mais avec l’arrivée des nouvelles  caméras et des smartphones de la marque à la pomme, n’importe qui peut se prétendre professionnel de l’audiovisuel. Les entreprises sont pour la plupart peu regardantes sur la qualité des films produits. Il faut dire qu’à longueur de journée défilent des vidéos sur les réseaux sociaux : l’essentiel est qu’il y ait du mouvement, du son et que ça ne soit pas trop long.

Elle est fatiguée par tout ça. Mais pour l’instant il faut tenir. Tant qu’elle n’arrivera pas à trouver des personnes prêtes à investi dans son film, elle devra continuer à dépenser son énergie sur des projets aussi passionnants que les chaînes de mise en sachet de salades vénézuéliennes ou la construction de toilettes sèches. 

Avant de commencer le premier carton, Mathilde envoie un texto à son équipe pour savoir si tout se passait bien. Eux aussi avaient rêvé à d’autres projets en se lançant dans le métier. Mais ils avaient fini par être reconnaissants envers les producteurs de pesticides. Grâce à leur considérable budget de communication, ils enchaînaient les tournages, ils accumulaient les cachets d’intermittents du spectacle, ils s’accrochaient au sacro-saint statut. Accumuler des dates pour bénéficier d’indemnités chômage, voilà ce qui les faisait tenir ; la perspective de temps libre financé par l’État pour enfin pouvoir s’investir sur des projets porteurs de sens. En attendant une réponse, Mathilde s’installe dans la salle de bain pour commencer le tri de leurs affaires.

C’est la première pièce qu’ils avaient repeinte en emménageant.. Lui voulait du vert, elle du bleu marine. Ils avaient finalement trouvé un terrain d’entente autour d’un blanc cassé. En revanche pour les meubles, leur avis avait aussitôt convergé vers du bois. Ils avaient trouvé deux colonnes en teck avec une multitude d’étagères et de tiroirs. Elle se maquillait très peu et détestait passer du temps face à un miroir. Pourtant elle avait réussi à accumuler un nombre incroyable de produits de beauté. A croire qu’elle est une cible publicitaire parfaite. Au fond d’une boite en plastique, elle retrouve une crème antiride à base de chair d’escargot qu’elle avait eu pour moins d’un euro lors d’un voyage en Asie. Une fois en France, elle n’avait jamais osé l’essayer. La date de péremption est dépassée de quelques mois. Elle décide de l’emporter dans leur prochain appartement. Finalement dans cette pièce, elle ne jette qu’une boite de coton-tige vide et quelques brosses à dents usagers. Le reste trouve une place dans un carton.

Elle se demande pourquoi son compagnon tient autant à ce que du tri soit fait dans leurs affaires. Ils avaient acheté un logement deux fois plus grand que l’actuel. Tout pourrait trouver une place dans leur quatre-pièces. Elle déteste se séparer des objets, elle a l’impression à chaque fois d’effacer un souvenir. Elle décide de faire des cartons en ne mélangeant pas ses affaires de celles de Thibault. Il aura alors tout loisir de faire son propre tri dans leur nouvel appartement lorsqu’il rentrera la semaine prochaine.

Thibault n’avait pas pu prendre de congés pour le déménagement. Il avait dû partir pour une convention prévue depuis plus d’un an. Il avait fait une procuration pour la signature chez le notaire. Elle a l’impression qu’il se venge sournoisement, qu’il cherche à lui faire payer ses mois sans vacances, sans temps à deux. C’est pourtant lui qui s’est occupé de repérer des biens, de contacter les agences, de faire les démarches pour le crédit.

Le portable de Mathilde sonne. Un texto de son ingénieure du son. Le cameraman a oublié de charger les batteries avant le tournage. Impossible de faire des prises de vue aujourd’hui. Agacée comme à chaque imprévu, Mathilde attrape son téléphone. Elle s’y reprend à trois fois avant que l’un des deux techniciens ne réponde. Le cameraman finit par prendre l’appel.

j’ai mis une batterie chargée dans la poche droite de ton sac. lui balance-t-elle puis raccroche.

Elle a beau savoir qu’à chacun des tournages l’un ou l’autre oublierait quelque chose, elle ne peut s’empêcher d’être en colère contre eux. Elle ne comprend pas leur manque d’anticipation et leur besoin constant d’être materné.

La salle de bain terminée, il faut s’attaquer au salon. Lorsqu’ils l’avaient visité pour la première fois, l’odeur de cette pièce lui avait rappelé aussitôt celle de son studio d’étudiante. Après les cours, elle aimait y inviter des amies pour prendre un thé noir à l’amande et à la pomme. Elle allumait systématiquement une bougie à la cannelle pour masquer l’odeur de tabac. Ce salon leur sert aussi de chambre, de séjour, de bureau et de salle à manger. Leur lit est dissimulé derrière un paravent à motif tzigane. La table basse en bois sculpté accueille autant leurs repas que leurs ordinateurs. De grands placards muraux aux portes grinçantes servent de penderie. Les livres sont posés pour la plupart en pile par terre. Elle trouve un petit mot de Thibault sur l’une d’elles : ne fais pas des cartons avec uniquement des livres. Elle s’exécute et met en vrac bouquins et vêtements. Les cartons se remplissent assez rapidement. Elle se pose sur son canapé pour admirer l’avancée et est aussitôt découragée en prenant conscience de tout ce qu’il restait à faire.

            Il est déjà 20h. Elle n’a pas tellement envie de passer la soirée seule. Elle sait que si elle appelle ses copines la nuit sera courte et qu’il sera difficile de se remettre aux cartons demain. Elle allume son ordinateur pour commander une pizza et s’assure qu’il reste quelques bières au frigo avant de valider sa commande. En attendant le livreur, elle choisit de s’attaquer aux étagères les plus hautes. Elle appelle Thibault pour lui demander où se trouve l’escabeau. Il vient juste d’arriver dans sa chambre d’hôtel et s’apprête descendre manger. Il semble se souvenir qu’il l’a rangé dans le placard de la cuisine. Il s’inquiète de savoir s’elle a suffisamment de sacs poubelle. Elle lui répond que le tri avance doucement, mais sûrement. Ils conviennent de se rappeler dans deux jours, juste après la signature chez le notaire.