/* Pinterest */ A côté de soi - chapitre 12 - Anne-Lise Bouchut

A côté de soi – chapitre 12

Juil 16, 2023

Les musées sont des bulles d’oxygène pour Romain. Il les a découverts au CP avec Madame Guillarme. Sa classe partait de l’école pour l’après-midi. C’était toujours la maman de Christophe Gilibert qui accompagnait les sorties scolaires. Parfois, la maîtresse demandait aux élèves de dessiner une toile. Les résultats de ces exercices ont longtemps découragé Romain de cette pratique artistique. Ce qu’il aimait le plus dans ces sorties, c’était lorsque le guide leur racontait l’histoire de ces tableaux. Il les ramenait toutes avec lui et le soir avant de s’endormir, il se les réinventait. Aujourd’hui il s’évade, au musée, la plupart du temps seul, dans l’unique espoir de pouvoir s’asseoir discrètement derrière un groupe d’enfants à qui des histoires sont contées.

Le musée est situé dans un ancien palais. L’entrée se fait par la place des Terreaux. Mathilde et Romain traversent la cour intérieure et se dirigent sur l’aile gauche dans laquelle se tient l’exposition temporaire. Romain semble bien connaître le personnel des Beaux-Arts. Il salue de loin la personne à la caisse. Elle lui fait un geste de la tête lui indiquant qu’il pouvait passer avec Mathilde. Le brouhaha de l’escalier confirme à Romain ce qu’il l’a déjà entendu ce matin à la radio. Les gens se sont tous décidés à venir à l’exposition dans les derniers jours. Il reconnaît la voix d’une conférencière. Quelques classes doivent se succéder tout le long de l’exposition. Il y a aujourd’hui une moiteur exceptionnelle dans le musée.

Romain s’approche d’un agent d’accueil assis dans un coin pour lui faire la bise. Ce dernier fait semblant de s’étonner de le voir à nouveau à l’exposition.

  • Tu n’as pas de temps pour t’inscrire aux cycles de conférence que je donne. Par contre, tu en trouves pour venir une cinquième fois voir Magritte !
  • Quel comptable tu fais là, Benoit ! lui rétorque Romain
  • Je vais finir par croire que tu cherches à me fuir !
  • Mais non ! Tu sais bien que c’est compliqué pour moi de me libérer le soir.
  • Tu sembles tellement épanoui dans ta tour qu’il serait dommage de la quitter avant 19h une fois par mois, s’amuse l’agent
  • Alors, le directeur n’a pas pu payer le chauffagiste ?
  • Il rémunère déjà tellement grassement ses salariés ! Il a dû choisir !

L’agent finit par lui expliquer que la chaudière dysfonctionne encore une fois. Si demain, elle n’est pas réparée, le musée devra fermer. L’absence de climatisation et la présence d’un grand nombre de visiteurs fait augmenter l’hygrométrie des salles et peut potentiellement endommager les œuvres.

  • Tu peux aller au deuxième étage. Pour l’instant il n’y a pas de groupe. Tu devrais être tranquille, conseille Benoit.

Benoît prépare une thèse en histoire de l’art à l’école du Louvre de Paris. L’amour a eu raison de ses intérêts universitaires. Il s’est installé à Lyon depuis quelques mois pour vivre avec sa compagne et a eu la chance de décrocher un contrat de vacataire au musée des beaux-arts. Il n’y a a priori rien de très excitant à rester assis toute la journée à surveiller les visiteurs. Benoit a très vite découvert une sorte de fan-club du musée : une vingtaine de personnes – tous des retraités, à part Romain – venaient à toutes les expositions et souvent plusieurs fois. Très vite Benoît les repéra et engagea la conversation. Il découvrit des érudits passionnés et eut souvent des débats enflammés sur l’interprétation de telle ou telle œuvre. De fan-club du musée, ce petit groupe s’est muté en fan-club de Benoît. Un jour, ils se sont tous réunis pour aller voir le directeur du musée et exiger que Benoît puisse ouvrir un cycle de conférence. Après d’âpres négociations, le directeur accepta sans oublier de préciser que bien entendu aucun budget ne serait dégagé pour rémunérer ses interventions. A la manière d’un club de lecture, un mardi soir par mois, tous se retrouvent dans une salle prêtée généreusement par le musée pour débattre d’une œuvre préalablement choisie ensemble.

Mathilde s’est éloignée pour aller lire la présentation de l’artiste. Lorsque Romain la rejoint, Mathilde semble avoir très chaud et ne pas se sentir bien. Il lui propose d’aller dans une contre-allée à la découverte d’une œuvre que le commissaire de l’exposition a choisi de reléguer dans cette sorte de couloir.

  • Il fait toujours aussi chaud à Lyon ?
  • ça ne te rappelle pas les dortoirs de la colo !

            Tous les enfants savaient qu’une fois qu’ils étaient couchés, les monos partaient se balader la nuit. Le dernier soir, après la boum – ni Romain ni Mathilde ne se souvenait de qui avait eu l’idée –   les enfants étaient bien décidés à profiter de leur dernier soir ensemble. Les garçons avaient attendu quelques minutes après l’extinction des lumières pour retrouver en douce des filles dans leur dortoir. Elles avaient convenu de faire semblant de dormir et hurlèrent à l’entrée des garçons. Tous bondirent de peur, les filles ricanèrent et eux jurèrent leurs grands dieux qu’ils n’avaient pas du tout eus peur. Malheureusement, ce soir-là, l’orage menaçait et les animateurs étaient restés au centre. Pris la main dans le sac, chacun avait dû retourner dans son lit sous la surveillance dans un adulte. Impossible de s’échapper.

En se racontant leurs souvenirs, Romain a les yeux pétillants de leurs huit ans. Pourtant, à aucun moment, il ne regarde Mathilde. Il ne lâche pas des yeux le tableau devant eux. Romain est captivé par le Principe d’incertitude, fasciné par la peinture de cette femme nue, magnétiser par son ombre en forme d’oiseau s’envolant vers le ciel.

Mathilde paraît ailleurs. Il fait de plus en plus chaud. Elle est toujours aussi pâle. Elle accuse le coup de ses nuits blanches. Romain, bien qu’absorbé par la peinture de Magritte, continue d’égrener ses souvenirs de la colo.

  • Tu crois que Mathieu est devenu dresseur de tigres ?

Soudain l’alarme retentit. Romain reste imperturbable. Mathilde regarde autour d’eux pour essayer de saisir s’il s’agit d’un simple entraînement ou d’une véritable alerte. Elle aperçoit Benoît qui lui fait un signe rassurant de la tête. Personne dans le musée ne semble prendre au sérieux cette alerte. Peut-être est-ce le problème de chaudière qui a fait souvent dysfonctionner la sirène ? L’ensemble des lumières s’éteignent. Un murmure d’inquiétude s’élève de la foule. Les portes de secours s’ouvrent, toutes en un seul mouvement. Romain, toujours imperturbable, reste sous l’envoûtement de son tableau. Mathilde entend des visiteurs commencer à paniquer. L’une d’elles semble avoir fait un malaise. Elle se lève pour aller voir ce qu’il en est. Romain lui attrape le bras, l’entraîne vers le tableau, le décroche. Mathilde, saisie de surprise, suit Romain sans résistance. Il accélère le pas et se dirige vers l’issue de secours la plus proche, le tableau sous le bras.

Mathilde se sent paralysée par la situation. Incapable de dire quoi que ce soit, comme magnétiser, elle court aux côtés de Romain jusqu’au parking. A bout de souffle, Romain propose de prendre l’ascenseur. Mathilde sent son corps au bord de l’explosion. Aucun mot n’arrive à sortir. Romain appuie plusieurs fois sur le bouton de l’ascenseur. Agacé, il file prendre les escaliers. Mathilde voudrait l’arrêter. Son dos figé, sa gorge serrée, aucun mot, aucun mouvement n’est possible pour empêcher Romain de continuer. Il ouvre le coffre, fouille au fond pour trouver une couverture afin de protéger le Principe d’incertitude. Il tend les clés de la voiture à Mathilde.

  • Je suis crevé, tu peux conduire ?

Emprisonnée par sa colère, otage de la folie de Romain, elle s’installe au volant.

  • Et, maintenant, on fait quoi ? murmure-t-elle
  • Comme tu veux.

Anne-Lise

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Voilà plus de 15 ans que j’écris des histoires plus ou moins proches d’anecdotes personnelles vécues. Avec les mots, je transforme un quotidien somme toute très ordinaire en épopée digne des plus grands chevaliers.

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