Mathilde démarre. Elle demande à Romain de lui passer le ticket pour sortir. Ça sera inutile, la barrière de sortie est ouverte. Ne sachant pas trop où aller, Mathilde décide de suivre les panneaux indiquant l’autoroute pour Paris. Elle longe le Rhône pour s’engouffrer dans le tunnel de Fourvière. Romain s’est endormi. Pour elle, tout est perdu d’avance : comment imaginer ne pas être rapidement arrêté par la police dans une ville qui comme beaucoup était parsemée de caméras de vidéosurveillance ? Elle ne cesse de vérifier dans son rétroviseur si des gyrophares n’apparaissent pas. Le ventre serré, elle réfléchit à des arguments convaincants pour expliquer sa complicité.
Peut-être que Romain n’en est pas à son coup d’essai. Sous ses airs de jeune homme bien sous tous rapports, peut-être est-il un voleur en série ? Et, un voleur, ça cache forcément une arme quelque part. La main moite et tremblante, elle ouvre doucement la boite à gants en faisant très attention à ne pas le réveiller. La présence d’un quelconque objet pouvant servir d’arme prouverait qu’elle n’est pas une complice, mais une otage. Raté ! Elle aperçoit seulement un briquet, un rouleau de papier toilette et quelques boites de CD ; mince butin qui va nécessiter une imagination débordante pour arriver à faire croire que Romain peut être menaçant avec.
Pour l’instant, aucune preuve de son identité cachée d’Arsène Lupin. À son regard lors de leur fuite, Mathilde a bien vu qu’il était dans un état second. Une décharge glaciale lui parcourt le dos. Ça devient évident : son costume bien repassé doit aider Romain au quotidien à stabiliser sa personnalité. Mathilde ne peut plus envisager qu’une seule possibilité : une schizophrénie a eu la bonne idée de se manifester aujourd’hui dans la tête de Romain. Son cœur se met à battre de plus en plus fort, sa bouche est à présent totalement sèche. Mathilde se souvient avoir entendu un jour à la radio que moins de 3 % des schizophrènes commettaient des meurtres. Elle tente de respirer profondément, se concentre uniquement sur la route.
Un grand bip réveille Romain en sursaut. La voiture est sur sa réserve d’essence. Le ventre de Mathilde se noue. Elle balaie du regard le bord de l’autoroute à la recherche d’un endroit pour se garer. Elle veut profiter de l’état de demi-éveil dans lequel Romain semble être pour s’enfuir en courant. Son corps commence à se figer de peur. Elle sait qu’elle a seulement quelques secondes pour passer à l’acte. Ils sont à moins de 500 mètres d’une aire d’autoroute. Il lui sera aisé de prendre la poudre d’escampette par les champs.
- Arrête-toi… je ne me sens pas bien, murmure Romain.
Mathilde repère les yeux luisants de Romain un peu comme s’il avait une migraine. Son teint est très pâle, des gouttes de sueur perlent sur son front. Elle a l’impression qu’il tremble. Elle se gare le plus vite possible à côté d’un vieux combi Volkswagen. Au moment de sortir de la voiture, une dame d’une soixantaine d’années la salue et regarde Romain qui essaie péniblement de sortir du véhicule
- — Il n’a pas l’air bien votre ami.
Mathilde est coincée. Impossible de partir en courant sans éveiller les soupçons. Son mari la rejoint, avec un grand sourire, salue Mathilde puis regarde Romain d’un air amusé.
- Il fait une crise de palud ?
Ce couple semble tout droit sorti d’un élevage de chèvres du fin fond du Larzac. On pourrait aussi bien leur donner 60 ans que 80 ans. Cela fait des années qu’ils ne comptent plus leurs rides. Leurs yeux ont l’air de s’amuser de chaque instant de leur vie. Dans leur maison nomade doivent s’empiler des exemplaires des premières éditions du guide du Routard de Goa, le Sénégal et l’Afghanistan. Romain est parti s’asseoir sur la table de pique-nique la plus proche.
- — Oh non ! Vous croyez que je dois l’emmener aux urgences ? répond fébrilement Mathilde.
Forcément, Romain a dû passer des vacances dans des pays tropicaux. Les yeux brillants, la fièvre forte, la folie du musée. Une crise de paludisme évidemment ! Mathilde peut souffler, le risque de se faire égorger lors d’un prochain coup de folie est écarté. L’inquiétude ne s’efface pourtant pas tant que ça de son visage. Il est bientôt 20h. Ils sont sur l’autoroute au milieu de champs de colza. L’essence qu’il reste devrait leur permettre de faire une cinquantaine de kilomètres. Elle n’a aucune idée d’où se trouve l’hôpital le plus proche. Elle ne peut pas non plus le laisser là, agoniser sur cette aire. À coup sûr, un avis de recherche passe en boucle à la radio et sur les chaînes de télévision. Inutile d’aggraver sa peine en ajoutant une non-assistance à personne en danger à son cas. Imaginant la manière dont va sans aucun doute se terminer cette journée, Mathilde devient de plus en plus pâle et a juste envie d’une chose : pleurer.
- Veuillez excuser mon mari pour son trait d’humour. Ne vous inquiétez pas. C’est certainement juste une hypoglycémie.
Mathilde se force à rire. Elle va vers Romain et lui dit qu’il est temps de partir. Il lui demande juste quelques minutes pour reprendre ses esprits avant de monter à nouveau dans la voiture. Elle décide de se mettre au volant pour l’attendre. Le vieil homme sort de son camping-car hippie avec un réchaud flambant neuf.
- Vous restez dîner avec nous ?
Mathilde tente de décliner son invitation prétextant qu’ils étaient attendus chez des amis. Romain reprend la main :
- Ne t’inquiète pas Mathilde. Je leur envoie un texto. Nous pouvons arriver quand bon nous semble chez eux. On peut vous aider à préparer quelque chose ?
Romain est bien remis sur pied. En tout cas, physiquement, il semble aller mieux. En revanche, pourquoi veut-il s’attarder ici ? Est-il amnésique ? Pense-t-il qu’ils sont simplement en train de se faire un petit road trip bien ordinaire entre vieux potes ? Mathilde sent la colère monter en elle et a envie de lui arracher les yeux. Il faut faire bonne figure, rester calme. Tout va bien. Et puis c’est tellement charmant de dîner avec le bruit des voitures et les odeurs de pot d’échappement.
Courtois, Romain propose son aide. Pénélope lui donne une nappe brodée et tend à Mathilde quatre assiettes en porcelaine avec des couverts en argent marqués par des initiales. Robert, son mari, lui dit de ne pas faire de chichi.
- Je sors juste deux trois trucs à manger sur le pouce, rassure son épouse.
Elle rejoint la table de pique-nique avec un plateau sur lequel elle a posé un pot de tapenade, une conserve de caviar d’aubergine et une boite de fois-gras.
- Je reviens, je vais faire griller quelques toasts.
- Attrape aussi les tomates cerise et la bouteille de ce midi. J’espère que ça ne vous dérange pas de finir cette bouteille. Vous préférez peut-être qu’on en ouvre une autre ? suggère Robert.
Pénélope pose la bouteille de Chasse-Spleen sur la table et s’apprête à aller chercher des verres à vin en plus des verres à eau. Mathilde très gênée par la situation lui dit que tout est parfait, de ne pas se déranger davantage. Quant à Romain, il est comme un poisson dans l’eau et frétille de cette rencontre. Il attaque la conversation sur l’œnologie et l’art de vivre à la française. Rapidement, il vient à leur demander quels pays ils ont visités et depuis combien de temps, ils sont de retour en France.
Pénélope et Robert n’ont pas quitté l’Hexagone. Habituellement, Robert a horreur de s’éloigner de chez lui plus d’une semaine. D’ordinaire, Pénélope ne supporte pas de dormir ailleurs que dans son lit. Et puis, comme beaucoup de couples, les enfants ont quitté la maison. Ils se sont retrouvés en tête-à-tête avec quatre chambres vides. L’heure de la retraite a sonné. Il fallait trouver un nouveau rythme de vie, de nouvelles occupations. Pénélope n’aimait pas plus que ça garder ses petits-enfants le mercredi. Robert avait horreur du jardin. Pénélope n’avait absolument aucune envie de faire du bénévolat au resto du cœur. Robert n’envisageait pas de passer ses journées le nez dans des sudokus. Pénélope n’avait jamais été douée pour le tricot. Robert détestait la pêche.
Un jour, ils sont tombés sur un reportage sur ces familles qui partent faire le tour du monde en camping-car. Pour s’amuser, ils sont allés voir sur Le Bon Coin le prix de ce rêve. Un combi Volkswagen était en vente à trois rues de chez eux. Pendant une semaine, tous les matins, ils sont passés devant, s’attardant chaque jour un peu plus longtemps. La jeune propriétaire, enceinte de plusieurs mois, repéra leurs va-et-vient. Un vendredi matin, elle sortit discuter avec eux, l’air le plus innocent possible. Pris la main dans le pot de miel, Pénélope et Robert se défendaient en expliquant que ce camion était simplement sur le trajet de leur promenade préférée. Ils n’étaient pas du tout intéressés. Ils étaient toujours partis en vacances dans de confortables complexes hôteliers. La jeune femme fit semblant de croire à leur absence d’intérêt. Elle leur proposa de venir faire un tour en combi le lendemain avec elle, juste pour changer de leur promenade journalière. Au cours de la balade, la jeune femme leur raconta les merveilleux voyages à travers l’Europe qu’elle avait pu faire avec son mari. Elle leur proposa sur le chemin du retour de prendre le volant. Pénélope sauta sur l’occasion. À moins de dix kilomètres de leur maison, Robert était en train de remplir un chèque au nom de la jeune femme. Et voici comment depuis six mois, ils arpentent les nationales de France à bord de leur van.
Au moment du dessert, Pénélope cherche à en savoir davantage sur eux. Mathilde coupe court. Il est déjà presque 22 heures. Elle prétexte un nombre de kilomètres importants à faire pour arriver à leur destination. Elle leur demande s’ils ont une idée d’où se trouve la station essence la plus proche. Robert regarde la carte. Ils sont à environ 10 kilomètres de la prochaine sortie, Auxerre centre. Ils devraient trouver une station avec guichet automatique sans problème.
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