- Jamais tu ne regardes ton téléphone ? lance Mathilde en entrant dans l’appartement
Benjamin semble sortir de son lit. Son appartement sent le tabac froid, il n’a pas encore pris le temps de l’aérer ou peut-être ne le fait-il jamais.
- Je crois que j’ai laissé mon chargeur à Valence.
- Bonjour, je suis Romain. Enchanté de faire votre connaissance. Nous sommes désolés de passer à l’improviste.
Benjamin lui serre la main et part s’asseoir devant ses écrans d’ordinateur.
- Tu veux qu’on regarde les rushs ? demande-t-il.
Mathilde pose son sac sur le canapé défoncé et lui explique son échange avec Valence. Romain ne se sait où s’installer : il hésite entre le lit pas fait, le canapé avec sa montagne de vêtements entassés plus ou moins propres et une chaise devant la table jonchée des restes de plusieurs repas.
- Vas-y, pousse tout. Fais comme chez toi. J’ai pas décollé le nez de mon écran depuis deux jours.
- Ah oui, je comprends. Moi aussi quand j’avais ton âge, j’étais fan de jeux vidéo, dit Romain d’un ton mêlant fausse compassion et courtoisie mondaine.
- Tu as monté combien de films cette fois ? demande Mathilde
- 25
- Il te paie combien de jours d’intermittence ?
- Un. Mais, tu comprends, c’est un pote….
- C’est ça. Tu as déjà entendu parler du syndrome de Stockholm ? demande Mathilde d’un air ironique à Benjamin.
Il lève les yeux aux ciels et se tourne vers son écran.
Romain regarde son portable, déjà 16h. Il a reçu un texto de sa femme. Elle lui demande s’il peut passer chercher les filles chez leurs grands-parents. Une de ses copines vient de lui proposer un dîner.
Romain et sa femme se sont rencontrés dans une soirée étudiante à la fin de leur dernière année d’étude. Il venait de décrocher son diplôme de l’INSA, elle fêtait l’obtention de son DESS en gestion. Au mois de septembre de la même année, l’un et l’autre avaient décroché un CDI et n’avaient jamais eu envie de changer d’entreprise. Une fidélité salariale qui paie puisque chacun occupe aujourd’hui un poste à haute responsabilité. À la naissance de leurs filles, sa femme a fait le choix de travailler en horaires décalés pour être présente le soir pour les devoirs. Mais, depuis quelque temps, l’ouverture de nouvelles antennes l’amènent à faire pas mal de déplacements. Elle doit s’absenter deux à trois soirs par semaine. Ils avaient hésité à prendre une jeune fille au pair pour ne pas trop solliciter les grands-parents. Aucun n’avait pris le temps de contacter les agences spécialisées dans ce type de garde d’enfants. Et puis ça semble faire tellement plaisir aux grands-parents de passer du temps avec les filles. Ça leur fera de super souvenirs.
Il est déjà 16h. Dans le meilleur des cas, il pourra attraper le train de 18h et arriver vers 22h à la gare de la Part Dieu. Il appelle ses beaux-parents pour tâter le terrain et espérer qu’ils proposent de garder les filles pour la nuit. Mamie préfère elle aussi que les petites dorment à la maison. A cet âge, le sommeil c’est important, surtout si on veut qu’elle continue à avoir de bonnes notes. Romain s’assure de manière rhétorique que ça ne les dérange pas. Mamie est contente que sa fille passe du bon temps avec ses amies. C’est tellement rare. Il raccroche et envoie un texto à sa femme pour le tenir au courant l’organisation de la soirée des filles. Elle lui répond qu’elle risque de rentrer très tard.
Mathilde et Benjamin sont devant les écrans. Benjamin lui a prêté un casque. Elle écoute juste quelques secondes de chacune des pistes affichées. Quelque chose semble ne pas fonctionner. Benjamin lui propose de synchroniser le son aux images pour voir ce que ça donne. Il trouve que le résultat est potable, la plupart des films promotionnels qu’il a vus sont du même niveau. Mathilde se laisse tomber sur le dossier de la chaise et la fait tourner en poussant un fort soupire.
- Faut qu’on appelle Camille pour voir si elle peut rattraper le coup, tranche Mathilde.
Benjamin se roule une cigarette, l’air pensif. Il tasse anxieusement son tabac.
- Je vais voir pour pirater un logiciel son.
- Non. On n’a pas le temps de bricoler. Tout doit être rendu dans une semaine.
- T’inquiète, j’en ai pas pour longtemps. Demain j’aurai trouvé.
- Non. Il faut que Camille nous aide.
Benjamin se lève, fait les cent pas dans son petit appartement. Il essaie plusieurs fois de faire fonctionner son briquet, fouille dans plusieurs tiroirs et fini par allumer sa cigarette avec sa gazinière.
- Si on en est là, c’est parce que depuis des mois vous n’êtes pas foutu d’avoir un comportement professionnel, dit Mathilde pour rompre le silence pesant de Benjamin.
- Mes plans sont bons. Le son, c’était ton problème.
- C’était mon problème à cause justement de vos problèmes ! Non seulement, sur tous les tournages je dois faire passer les mouchoirs à Camille parce que tu es odieux avec elle. Mais, en plus, maintenant, je dois faire votre boulot.
- Mes plans sont bons. Si tu as un souci de son, tu t’en prends à la bonne personne. Moi, je te propose une solution. Après tout c’est toi la productrice, on fait comme tu veux.
Mathilde se lève, jette son stylo sur le bureau. Elle ouvre le frigo de Benjamin, prend une bière. Elle sort de la poche arrière de son jean son portable et se pose sur le rebord de fenêtre pour passer un coup de fil. Mathilde échange deux trois phrases avec Camille.
- C’est bon. Elle arrive.
- Super ! On y va ? lance impatiemment Romain en remettant sa veste.
Pas le temps d’aller jusqu’à la porte. Une jeune fille entre immédiatement après avoir frappé. Ni Benjamin, ni Mathilde ne s’est dirigé vers elle pour l’accueillir. Elle fait une bise rapide à tout le monde et s’assoie au poste de montage à la place de Benjamin. Romain est surpris par cette familiarité et l’absence de présentation. Les relations ont l’air simple ici. Ils se disent ce qu’ils ont à dire et ne s’embarrassent pas de tournures protocolaires. Pas besoin de se fixer des rendez-vous plusieurs jours ou semaines à l’avance. Pas besoin de confirmer les rendez-vous la veille. Pas besoin d’envoyer des mots de remerciements le lendemain non plus, certainement. Ils ont l’air disponible pour le projet professionnel. Tout le monde va dans la même direction.
Camille prend un fichier son au hasard. Elle demande à tout le monde de ne pas faire de bruit. Elle écoute une piste attentivement. Elle bouge certains curseurs du logiciel de montage, enregistre sous un autre nom son travail. Elle tend le casque à Mathilde. Au fur et à mesure, son visage de Mathilde se détend. Elle est soulagée d’entendre qu’il est possible de récupérer les enregistrements. Son regard s’assombrit à nouveau. Impossible de se passer de Camille pour rendre ces films propres. Elle pense à son budget. Encore un projet qui va nécessite de faire appel aux fonds propres de l’entreprise. Lorsque le devis a été validé il y a quelques mois, Mathilde était soulagée d’obtenir enfin un contrat qui allait renflouer les pertes financières d’autres projets. Cette fois, c’est sûr, elle devra aller voir sa banque pour essayer de négocier un découvert. S’il lui est refusé, elle déposera le bilan. Elle ne croit plus en sa bonne étoile qui pourrait enfin lui faire venir une entrée d’argent pour obtenir un sursis pour la vie de sa boite de production.
Mathilde propose de manger un bout rapidement tous ensemble pour pouvoir caler l’organisation du montage. Elle en a presque oublié Romain quand il annonce le plus courtoisement possible qu’il a un train et qu’il est désolé de ne pas pouvoir partager ce moment avec eux. Elle n’a pas l’intention de le laisser fuir. Elle doit trouver un moyen de le mettre dos au mur sans que Benjamin et Camille puissent se douter de quoi que ce soit.
- Oh! Romain, je ne sais pas comment te le dire. Ta femme va me tuer….
- Tu as eu ma femme ? s’étonne Romain
- Tu dois l’attendre à Paris. Elle arrive demain, affirme Mathilde
- Demain ?
- Écoute, promets-moi de ne rien lui dire, d’avoir l’air surpris
- Oh ben, oui, je suis surpris !
- Elle m’a appelée ce matin. Elle te rejoint demain à Paris. Vous partez passer le week-end à Honfleur pour fêter votre anniversaire de mariage ! s’enthousiame sournoisement Mathilde
- Ah… et ce soir, je dors où ?
- A l’hôtel. On va te trouver un hôtel.
- Tu as réservé quelque part ? intervient Camille. En me ballant cet après-midi dans le quartier, j’ai vu plusieurs pancartes indiquant des hôtels complets. A priori il y a un congrès important ces jours-ci.
- C’est bon, tu peux rester ici. Je laisse mon canapé, coupe Benjamin.
- Voilà. Tout est parfait. Je commande des pizzas ? conclus Mathilde.
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