Ils ont roulé pendant un peu plus de deux heures avant de voir la mer. Romain s’est garé sur les hauteurs de Granville. Le bateau pour Chausey ne part pas avant quelques heures. Aucun café n’est encore ouvert. Il décide de s’occuper du tableau. Lorsqu’il le découvre, le même frisson qu’au musée se diffuse en lui, comme des palpitations, presque une envie de fuir à nouveau. Partir loin. Être seul avec l’œuvre. Lui appartenir. Se laisser capturer par la trahison de l’image. Entrer dans le tableau. Prendre place.
Il ôte la couverture du Principe d’incertitude, détache la toile de son cadre et la roule soigneusement. Il découpe des sacs plastiques afin de confectionner une protection pour ce rouleau devenu anonyme. Mathilde s’est endormie. Les goélands semblent, eux, avoir fait une nuit blanche. Il s’installe en chien de fusil sur la banquette arrière avec le Magritte devenu tube. Vers 8 heures, le bruit de la circulation réveille Mathilde puis Romain. Ils décident de laisser la voiture ici et de descendre à pied au port.
La saison touristique n’a pas commencé, le parking est clairsemé. Lorsque Mathilde demande deux tickets pour la traversée, la caissière leur assure que c’est le jour idéal pour se rendre sur l’île : aucun touriste et un très fort coefficient de marée. Tout est réuni pour avoir un des plus beaux spectacles naturels rien que pour eux. Mathilde s’inquiète tout de même qu’un retour soit bien prévu.
- Ici, c’est la mer qui décide, répond amusée la caissière.
Le ciel est dégagé, la mer calme. Ils se dirigent vers le ponton d’embarquement digne d’un décor de James Bond : une sorte d’échafaudage en béton armé jalonné d’un escalier métallique rongé par le sel et tapissé de varech.
Un bateau à deux étages les attend. Aucun membre d’équipage n’est présent à l’entrée. Ils aperçoivent celui qui doit être le capitaine déjà installé à la barre. À peine à bord que le moteur se met en marche. Romain propose d’aller d’asseoir sur le pont supérieur avec espoir que le vent chassera l’odeur écœurante de mazout. Mathilde préfère rester à l’intérieur, elle est encore gelée de son sommeil dans la voiture.
- Vous n’avez pas pris de quoi pêcher ?
Ce capitaine semble comme sorti d’un dépliant touristique de la baie du Mont-Saint Michel : cirée jaune, bonnet recouvrant une épaisse tignasse, barbe fournie, visage rond marqué par les embruns, regard franc, embonpoint permettant de faire face aux intempéries du vif climat normand.
- Vous trouverez un saut et un piochon à l’épicerie.
Les yeux rivés au loin, il tapote sur une affiche pour attirer l’attention de Romain.
- Faudra faire gaffe à ce que vous ramassez. C’est réglementé.
Romain se sent obligé de lui tenir la conversation. Il le questionne sur le nombre de traversées qu’il fait, le félicite de faire un métier tellement difficile et peu rémunéré et enchaîne sur la météo locale.
- Vous comptez faire quoi avec ce rouleau sur Chausey ? Ça va vous encombrer. Vous pouvez le laisser sur le bateau.
Romain plante ses yeux dans ceux du capitaine. Sa mâchoire se crispe, sa respiration s’accélère.
- Ma femme est peintre, je lui porte son matériel, répond-il plus sèchement qu’il le devrait.
Mathilde arrive à ce moment-là.
- Quelque chose ne va pas ? demande Mathilde
- Vous avez bien fait de l’emmener avec vous. Trop de stress votre mari ! Ça lui fera du bien de couper de la vie parisienne pour la journée.
Mathilde n’a pas le temps de répondre quoi que ce soit que Romain la tire par la manche pour l’emmener vers le pont inférieur. Installée à l’abri du vent et de la surveillance du capitaine, elle se dégagea d’un geste vif.
- T’es pas bien de lui avoir dit qu’on était marié !
- Tu voulais que je lui raconte quoi ?
Le bateau arrive lentement vers l’archipel. Le Mont-Saint-Michel a disparu dans la brume. Les premiers îlots apparaissent. Aucune habitation en vue. Pourvu que Camille ne lui ait pas donné une fausse information. Une maison surplombant l’île un peu à l’écart des autres, ça devrait se voir facilement, même de loin. Mathilde s’apprête à remonter sur le pont supérieur.
- Tu veux lui dire qu’on va divorcer ?
- Je veux juste m’assurer que la maison dont Camille m’a parlé existe bien.
- Pense bien à lui expliquer que c’est juste pour y planquer un tableau qu’on a volé que tu as besoin de savoir.
- Qu’on a volé ?
Le ton commence à monter. C’est incroyable la capacité qu’il a de lui provoquer des colères. Elle se ressaisit aussitôt. Inutile d’attirer davantage l’attention. Pourquoi sait-il faire preuve d’urbanité devant n’importe quel inconnu et est-il aussi acide avec elle ? Elle se doute bien que sur ce tas de cailloux, le téléphone arabe va plus vite qu’une connexion 4G. Aussitôt auront-ils mis le pied-à-terre que les quelques ermites vivant à l’année reclus au milieu vieux coquillages morts auront connaissance de leur présence.
La sirène du bateau retentit, ils se dirigent vers la fenêtre. Un phare, quelques maisons, une plage. Aucune âme qui vit à l’horizon. Le tableau devrait être vite planqué. La journée s’annonce longue. Mathilde veut aller voir le capitaine pour lui demander s’il ne peut pas venir les récupérer plus tôt.
- Et comment tu vas lui expliquer qu’une peintre qui vient chercher l’inspiration au milieu de l’Océan veuille rester moins d’une heure ? Ah j’ai une idée : tu peux lui dire que tu es en train de créer un nouveau style : le flash painting !
- Tu es insupportable, trouve-t-elle simplement à lui répondre le
Le capitaine les appelle pour larguer les amarres. Habituellement, le gars qui tient l’épicerie l’attend sur le port pour l’aider dans sa manœuvre. Vu le peu de monde, il a préféré ne pas déranger. Les passagers pouvaient bien l’aider. Après tout, c’était une expérience exotique pour des novices de la mer.
- La plus belle plage se trouve là-bas sur la droite derrière le château. Je vais prévenir Max que vous êtes là. Il vous préparera un bout à manger pour midi. Si tout va bien, je reviens à 18h.
- Comment ça, si tout va bien ? s’inquiète Mathilde.
- Ici c’est la mer qui décide. Si y a un problème, vous verrez avec Max, informe le capitaine d’un ton ferme.
- Tous les Bretons ont autant le sens de l’humour que vous ? s’amuse Romain.
- Je suis Normand, Monsieur.
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