Mathilde ne peut s’empêcher de se ronger les ongles. À l’instant où elle a mis un pied sur cette île, elle a eu l’impression de ne pas pouvoir trouver son air, une sensation d’étouffement. Romain escalade les premiers rochers, tableau sous le bras. Sur le rivage, trois petites maisons identiques, côte à côté, l’une d’elle est surplombée par un drapeau de pirate. Romain court dans leur direction comme un enfant cherchant à prendre d’assaut le navire adverse, se laissant bousculer dans sa course par le vent. Mathilde remonte son pull sur son cou. Elle regarde autour d’elle à la recherche d’un endroit à l’abri du vent. Le petit banc au soleil proche du vaisseau imaginaire devrait faire l’affaire, elle rejoint Romain.
- On se débarrasse du tableau et on se prend un café ? dit-elle le regard fixé sur une maison isolée dominant la baie.
- Il va bientôt être l’heure de déjeuner. Je te propose plutôt un petit tour sur la plage et ensuite on va faire la connaissance du fameux Max qui doit nous attendre derrière ses fourneaux.
Au moment où ils se lèvent, une voix venue de nulle part les salue, d’un air farceur. De concert, en un sursaut, ils se retournent. Le visage d’un homme, une trentaine d’années, se tient à moins de cinquante centimètres d’eux. Il a le port de tête d’un danseur étoile, son cou tenu par un nœud papillon bleu roi à poids blanc. Chacune des boucles de ses cheveux semble avoir une place bien déterminée. Ses yeux noir profond scrutent les moindres mouvements de Mathilde et Romain ; un regard qui semble avoir l’habitude de mettre en joug toute personne s’introduisant sur l’île. À la manière d’un monsieur loyal, le dandy marin déclare :
- Soyez les bienvenus, jeunes mariés. Je suis Max. Le déjeuner vous sera servi à 12h30 très précise, dans mon auberge. Ne soyez pas en retard. L’art culinaire n’a pas à attendre les touristes.
Sans laisser le temps de répondre quoi que ce soit, il s’éloigne.
- Il nous reste plus d’une demi-heure devant nous. On ramasse des coquillages, dit Romain comme s’il n’avait pas perçu l’incongruité de la scène qui venait de se dérouler.
Mathilde préfère ne rien répondre et se rasseoir sur son banc. Après tout, il avait raison. Dans quelques heures, tout serait terminé : inutile de protester, s’indigner, s’exciter.
Lorsqu’ils entrent dans l’auberge, une chaleur moite leur saute à la gorge. La cheminée éclaire le fond de la salle. À travers de toutes petites fenêtres, le jour tente d’apporter suffisamment de lumière pour pouvoir identifier la personne face à laquelle vous prenez votre repas. Au-dessus d’un bar digne d’un prestigieux pub anglais trône un cadre doré gigantesque avec une collection de papillons exotiques. Cinq tables basses entourées chacune de fauteuils club en cuir bordeaux attendent les clients. Mathilde s’approche d’une vitrine, dubitative devant la kyrielle de boules à neige, lorsque Max lui susurre dans l’oreille :
- Prenez place, Madame.
Max s’assoit sur l’accoudoir du fauteuil dans lequel se trouve Romain. Il s’éclaircit la voix à la manière d’un maître de cérémonie sur le point d’annoncer solennellement l’ouverture d’un prestigieux festival.
- Petit pois, carotte et steak haché, ça vous va ?
Et Romain d’enchaîner dans son habile maîtrise des convenances
- Ce sera pour nous un grand plaisir
Max dans la cuisine, Mathilde ne peut s’empêcher de chuchoter
- J’en ai assez, je veux rentrer…
Les coudes bien ancrés sur la table, le regard assuré, Romain ajuste sa chemise avant de lancer une salve de questions autour de la vie de Mathilde. C’est bien de cette façon qu’elle s’imagine que les speed dating et autre job dating se déroulent. 7 minutes pour convaincre. Ce déjeuner prend soudain la tournure de la dernière présentation qu’elle a eue à faire devant les business angel lyonnais. Ainsi, comme face à un miroir, Mathilde adopte la même posture et répond avec assurance. Elle n’est pas sûre qu’il ait vraiment écouté les réponses, mais la scène s’est jouée comme dans les scénarios que Romain a l’habitude de voir défiler. Après avoir desservi les assiettes, Max pose sur la table deux petits Suisses, un à la fraise, l’autre à la banane.
- Y a d’autres parfums si vous voulez !
- Vous avez pas abricot ? demande Romain.
- Je t’attends dehors, dit Mathilde à voix basse retenant son exaspération.
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