/* Pinterest */ A côté de soi - chapitre 4 - Anne-Lise Bouchut

A côté de soi – chapitre 4

Juin 27, 2023

Thibault rentre vers 23 heures, pour une fois Mathilde dort déjà. Elle n’a rien sorti des cartons, mis à part quelques affaires de toilette et des draps. Le premier petit-déjeuner de leur nouvelle vie se fait dans le café d’en bas avec leurs vêtements de la veille. Thibault n’a pas de rendez-vous aujourd’hui. En revanche Mathilde doit soutenir un dossier devant des business angel. Il lui faut trouver de quoi ressembler à une productrice, le tout avec un mal de tête lancinant. Thibault lui commande un second café et va à la pharmacie. Pour les vêtements, Camille lui avait proposé la veille de passer chez elle. Elle pourra lui emprunter ce dont elle a besoin. 

Souvent, Camille s’achète des robes. Lorsqu’elle passe plusieurs jours sur un tournage à tenir une perche pour le son, elle n’en peut plus de porter des jeans et des pulls en laine polaires noirs. Mais voilà, c’est un peu son bleu de travail. Elle a besoin de confort. Et puis, seule femme de l’équipe, il veut mieux adopter un style discret. Alors lorsque Camille est lasse de son métier, elle cède aux tentations de mode féminine. Elle finit toujours par se dire qu’elle aurait plein d’occasions de porter ces tenues. Voilà comment elle a accumulé robes portefeuille, robes blouse, robes droites et autres robes fluides. Chacune a été portée au moins une fois, parfois deux. Son portant compte à présent autant de modèles de la collection été qu’hiver.

Lorsque Mathilde arrive, Camille a encore une serviette sur ces cheveux. La bouilloire vient de s’éteindre. Elle lui propose une infusion. Mathilde préfère un café. Mais rapide. Elle s’installe dans la salle de bain. Camille lui a sorti deux tenues. Elle a rapporté un nouvel anticerne de son dernier tournage. De la cuisine, elle crie à Mathilde de l’essayer. Mathilde trouvera aussi dans sa trousse à maquillage l’arsenal nécessaire pour limiter les dégâts des dernières nuits. Elle hésite entre la jupe fendue avec le chemisier ou la robe noire assez stricte. Le jury est composé uniquement d’hommes. Même si elle a l’impression de se prostituer, il faut miser sur une touche de sexy. Une fois apprêtée, elle rejoint Camille dans la cuisine qui la trouve canon.

Avant son rendez-vous, elle doit passer au bureau. Même s’il y a peu de chance, elle espère croiser Benjamin pour voir quelques rushs du tournage. Elle loue un local dans un espace de co-working. Graphiste, Community manager, développeur web et autre spécialiste du marketing digital cohabite dans cet espace. Beaucoup ont fait quelques mois l’expérience du salariat avant de se jeter dans l’aventure de l’entrepreneuriat. Ils veulent être libres de travailler comme bon leur sembla. Mathilde a aussi fait ce choix. Pourtant, aujourd’hui, il lui faut à nouveau entrer dans le cadre pour montrer patte blanche à ces financeurs privés. Non seulement elle doit respecter leurs codes vestimentaires, mais elle devra adopter leur langage, s’enthousiasmer sur leurs exigences de modifications du projet même si aucun d’entre eux n’a déjà travaillé dans l’audiovisuel.

Ce groupe de business angel est une émanation d’une association d’anciens élèves d’une grande école. Ils l’ont lors de leur crise de la cinquantaine. Ils occupent des postes à responsabilités dans des grandes entreprises du bâtiment et des travaux publics. Ils rêvent d’entrepreneuriat, mais aucun n’a le courage de laisser le confort d’une entreprise bien hiérarchisée pour se lancer dans l’inconnu. Alors ils ont choisi de vivre par procuration en investissant dans les entreprises des autres. Habitués à diriger en surveillant tout, ils ne peuvent s’empêcher de reproduire la même chose au sein ces jeunes entreprises. Parfois dans leurs dîners, certains font des envolées lyriques sur les nouvelles méthodes de management ou sur l’importance de déléguer et de faire confiance. Mais au quotidien, ils n’arrivent pas à lâcher leurs bonnes vieilles méthodes. Pour se sentir exister, ils ont besoin de contrôler ; l’argent est leur outil légitimant.

Pour la première fois, Mathilde ne sera pas uniquement productrice de ce documentaire, elle en est aussi l’autrice et la réalisatrice.

Il y a déjà quelque temps, lors d’une soirée organisée par la chambre du commerce, elle s’est retrouvée à discuter avec un formateur. Il était marrant. Elle ne comprenait pas bien ce qu’il faisait. Il s’agissait d’une histoire de créativité et de développement personnel, certainement pour des managers. En lui donnant sa carte, il lui proposa de venir assister à une journée de formation. Avec le développement des formations à distance, Mathilde pensait qu’elle avait un coup à jouer pour sa boite. De plus en plus de professionnels de l’audiovisuel arrivent à développer leur business grâce à la production de vidéo pour le secteur de la formation. Elle accepta donc l’invitation.

Elle avait rendez-vous un matin dans un centre social. La perspective de passer une journée de team bulduing avec des managers s’était assez vite éloignée. Elle était en avance. Dans le hall d’entrée, elle vit arriver une dizaine de femmes parlant très mal le français. Elles ne semblaient pas se connaître. Elles devaient avoir entre quarante et cinquante ans. Leur corps était fatigué, leur regard méfiant. La personne de l’accueil lui indiqua la salle où allait se dérouler la formation. Aucune table, juste des chaises installées en rond. Le formateur lui expliqua qu’il allait animer un atelier d’écriture justement pour ces femmes. Très vite, Mathilde s’aperçut qu’aucune ne savait écrire le français ; pourtant le formateur annonça qu’elles allaient créer des poèmes. Il enchaîna exercices corporels, jeux de mots et temps de parole libre. Mathilde découvrit alors des femmes engagées politiquement et des féministes. Au fur et à mesure de la journée, elle les a vus créer des liens entre elles. Avec les mots, elles construisaient des images. Peu à peu des rimes sonnaient. Leur texte les affirmait. Mathilde a vite su que cet atelier était une matière extraordinaire pour réaliser son premier documentaire. Juste avec des mots, ces femmes, que personne ne voit ou que beaucoup mettent de côté, se révèlent simplement comme elles sont.

Aujourd’hui c’est ce qu’elle va essayer de faire comprendre à ces business angel si habitués à marcher à côté d’eux-mêmes. La présentation du documentaire devra se faire en 90 secondes. Le jury posera trois questions. La réponse sera envoyée par mail le lendemain. L’après-midi verrait se succéder une vingtaine de projets allant d’un site internet permettant aux utilisateurs de définir le candidat aux élections le plus proche de leurs idées à la mise au point d’un gilet de sauvetage en cas d’avalanche.

Face aux business angel, Mathilde déroule son discours. L’un d’eux lui suggère de faire un reportage sur l’apprentissage de la lecture par la méthode Montessori ; son fils de 8 ans étant inscrit dans ce type d’établissement. Il a réussi à apprendre à lire et à écrire à l’âge de 4 ans et a le même niveau en mathématiques que des élèves de troisième. Elle garde son calme. Elle reprend, explique encore une fois l’importance d’être. Elle sait qu’il reste sur l’importance de faire et de faire toujours plus. Son fils, cette merveille. Elle n’a à présent guère d’espoir quant à la réponse qui lui serait faite sur le financement de son documentaire.

Anne-Lise

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Voilà plus de 15 ans que j’écris des histoires plus ou moins proches d’anecdotes personnelles vécues. Avec les mots, je transforme un quotidien somme toute très ordinaire en épopée digne des plus grands chevaliers.

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