À 8 ans, Romain rêvait d’être astronaute ou fabricant d’espadrilles. Il trouvait en effet qu’au bout d’un moment, ces chaussures en toile faisaient mal au talon. C’était assez dommage, car, sans ça, elles pourraient finalement être assez confortables. Quant à l’idée d’astronaute, avant d’être mise de côté par une myopie, elle était venue en visitant le Futuroscope ; l’un des rares voyages qu’il avait faits en famille. Industriels dans le textile, ses parents partaient tôt et rentraient tard. Ils aimaient bien profiter de leur week-end en s’offrant des séjours en amoureux, confiant Romain à ses grands-parents. En revanche pour la période estivale, ils envoyaient leur fils en colonie, car c’était important qu’un enfant unique vive en collectivité.
Bénéficiant d’une carte scolaire favorable, Romain fréquentait les établissements publics les plus réputés de Lyon. Et de fils en aiguille, on l’orienta vers un baccalauréat scientifique puis vers une préparation aux concours des écoles d’ingénieur. À 23 ans, sans trop savoir pourquoi, le voici diplômé en génie énergétique. Aujourd’hui ses journées sont organisées autour de to do list, de workshop, de process reporting, de deadline, de brief et de débrief dans son bureau ou au milieu d’un open space, de conf call et de brainstorming. Son travail le remplit.
Romain aime partir au ski pendant les vacances de février. Il prend ses congés d’été entre le 14 juillet et le 15 août. Il cale un week-end avec ses anciens potes de promotion pendant un des ponts de mois de mai, la plupart du temps celui du 8. Début juin, il organise un barbecue sur sa terrasse fin juin pour fêter leur anniversaire de mariage avec leur famille. Quant aux samedis soirs, ils sont réservés pour les dîners avec leurs amis.
Au bureau, il y a souvent des pots organisés pour différentes occasions. À 40 ans, ces excès d’alcool et de nourriture laissant des traces, il s’est donné comme résolution d’aller courir 3 mois par semaine, les lundis, mercredis et vendredis ; même s’il n’aime pas tellement ça. Ainsi trois fois par semaine, Romain se lève à 6 heures pour aller courir une dizaine de kilomètres au parc de la Tête d’or.
Aujourd’hui, après plusieurs semaines de grisaille, Romain est presque réjoui par son réveil matinal. De sa terrasse, il voit les premières fleurs écloses sous un ciel enfin sans nuages. Il avale un thé vert, enfile ses baskets, attrape son coupe-vent et vérifie que sa montre est prête pour enregistrer les performances de sa sortie. Il entre dans le parc par la porte principale, prend à droite pour enchaîner les tours, dans le même sens que tout le monde. Au bout de trois, il passe chez lui prendre une douche, récupérer ses enfants pour les poser à l’école et filer au bureau à deux stations de métro. Il n’a pas de réunion aujourd’hui. Le temps l’appelle à la flânerie. Il part à pied travailler. Il passe en revue son répertoire afin de trouver un partenaire pour une pause méridienne au soleil. Aucun des trois pressentis ne semble sensible à cette météo favorable. Après avoir salué quelques-uns de ses collaborateurs, il ferme la porte de son bureau pour avancer au calme sur le cœur des dossiers.
En fin de matinée, le directeur des ressources humaines passe le voir. Plusieurs licenciements sont prévus. Il a été convenu de renouveler le personnel afin d’injecter une nouvelle dynamique dans l’entreprise. Certains salariés ont été accompagnés pour organiser leur départ volontaire, d’autres se sont vu proposer un bilan de compétences en vue d’une reconversion professionnelle. Reste une quinzaine d’employés sans solution. Dans les prochains mois, il allait falloir négocier leur licenciement. Le DRH est juste passé en coup de vent pour lui rappeler de ne pas leur annoncer de mauvaise nouvelle un vendredi, car on ne sait jamais ce qu’ils peuvent faire durant le week-end. Les suicides de France Télécom sont encore présents à l’esprit. Il ne faut pas que leur entreprise fasse la Une des quotidiens avec ce type de fait-divers.
Pas de problème. J’ai calé le premier rendez-vous pour mardi prochain. Ça te dit de déjeuner sur les quais du Rhône ?
Il décline l’invitation prétextant une réunion avec les délégués du personnel.
Romain descend se chercher une salade. Il mange son dessert autour du coin café avec des collègues puis retourne s’enfermer dans son bureau. Avant de se remettre à travailler, il envoie un texto à la babysitter pour savoir si elle est disponible demain soir, écrit un mail aux Lavallard – c’était sympa samedi soir, la prochaine fois c’est vous qui venez à la maison. Il fait un tour sur Facebook puis check les messages sur LinkedIn. Une vingtaine d’invitations d’inconnus pour faire partie de son réseau sont en attente. Celle de Mathilde Aubelle l’interpelle : pourquoi une productrice veut être en contact avec lui ? Il clique sur accepter et remet son nez dans ses dossiers.
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