Mathilde rentre chez elle vers 21h avec la sensation de ne pas avoir fait grand-chose. Demain matin, Benjamin doit passer au bureau en tout début de matinée. Pas tellement de temps pour profiter de sa soirée. Thibault l’accueille avec deux billets pour un ciné-concert dans une salle à deux pas de chez eux. La nuit s’annonce courte, mais pour une fois, c’est pour prendre du temps à deux.
Mathilde s’est prise de passion pour l’audiovisuel à l’adolescence. La découverte de vieilles caméras et autre appareil photo lors d’une exposition l’avait fascinée. Les autochromes sont ses madeleines de Proust, souvenir de l’émergence de sa passion. Elle aime tellement la douceur de leurs couleurs, et pourtant adore les films muets en noir et blanc.
Ce soir est projeté the Immigrant de Chaplin. Elle ne l’a pas revu depuis ses études de cinéma il y a presque vingt ans. Chaplin a tourné ce film au début du XXe siècle lors des grandes vagues de migration vers les États-Unis. A priori, le sujet ne prêtait pas à sourire. Des traversées éprouvantes au bout desquelles seule la pauvreté attendait les passagers au pied de la statue de la liberté. Pourtant à chaque fois, Mathilde est saisie par la fantaisie et de la tendresse de ces films tournés dans une période là où la vie semblait tout faire pour se retirer.
Thibault ne supporte pas ces films sans voix : ils ne sont pour lui qu’enchaînements de gags désuets. Mais ce soir, ce sont des copains musiciens qui accompagnent la projection. Il n’a pas hésité à prendre des places. Il était sûr de faire plaisir à Mathilde et de passer un bon moment avec toute l’équipe.
Après la projection, Mathilde et Thibault attendent leurs copains dans le hall. Mathilde lui demande comment il a trouvé le film.
Ce n’est pas le pire de ceux que tu m’as fait regarder.
A leur arrivée, Thibault félicite chaleureusement le contrebassiste et le clarinettiste. Il propose d’aller manger un bout dans le pub d’en face. Mathilde est crevée, elle préfère rentrer. Ils insistent pour qu’elle reste. Ce n’est pas si souvent qu’ils font une soirée tous ensemble. Elle finit par les accompagner. Les tournées s’enchaînent, les sujets défilent.
Mathilde, quand est-ce qu’on te voit monter les marches de Cannes ? Dites, on cale une date pour fêter votre nouvel appartement ? Mathilde, mon neveu veut être acteur, tu ne peux pas le pistonner pour les castings ? Au fait, la seconde chambre c’est parce que tu es enceinte ? Déjà 8 ans que vous êtes mariés, faut peut-être vous activer ? Dites donc, va vraiment falloir qu’on pense à cet été ? On part où ?
Dans ces soirées, ce sont toujours les mêmes blagues qui suivant l’état de fatigue de Mathilde la font sourire ou l’insupportent franchement. Elle préfère ne rien répondre. Elle a déjà essayé d’en parler avec Thibault. Il lui a répondu qu’elle est trop susceptible. Mathilde fait un boulot hors du commun, il est bien normal que les gens soient curieux. Plusieurs fois elle leur a expliqué en quoi consistaient les films qu’elles produisaient, eux restaient sur leurs envies de paillettes et les images d’Épinal du métier. Pour le bébé, elle ne voulait en parler à personne pour ne pas avoir de pression. Au final, elle devait supporter la peine des fausses couches ou la douleur des séries de piqûres en silence. Ce soir encore elle devait faire semblant d’être amusée par ces questions indiscrètes.
Mathilde réussit à s’esquiver avant les autres. Thibault la retrouvera chez eux au milieu de la nuit et ils passeront le week-end à défaire les cartons pour trouver de nouvelles marques.
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