Introduction : penser avec ou penser contre l’IA ?
L’intelligence artificielle générative ne transforme pas uniquement nos outils de travail. Elle agit en profondeur sur notre manière de penser, d’écrire, d’apprendre, d’imaginer. Elle influence nos émotions, notre rapport à nous-mêmes, notre posture d’auteur. Elle façonne des représentations collectives, souvent stéréotypées, et peut à la fois libérer et figer notre capacité à créer.
Depuis 2023, dans mes formations, mes ateliers et mes recherches, je constate que les étudiants qui utilisent ChatGPT ou d’autres IA génératives sont confrontés à des dilemmes bien plus complexes qu’ils ne l’imaginent : entre soulagement cognitif et désengagement, entre créativité et standardisation, entre expression de soi et déresponsabilisation.
Ce que je défends dans cet article, c’est la nécessité de penser autrement l’intégration de l’IA dans l’éducation. Non pas pour interdire ou pour alerter inutilement, mais pour ouvrir un espace de réflexion critique sur les effets de cette technologie sur la santé mentale, les fonctions cognitives, et les imaginaires collectifs des étudiants.
L’IA comme soulagement cognitif… et fuite de la pensée
L’intelligence artificielle peut soulager certaines formes de stress : elle répond rapidement, aide à structurer une idée, propose des formulations là où les mots manquent. Pour beaucoup d’étudiants, elle agit comme un assistant rassurant, particulièrement utile dans les situations de surcharge mentale ou d’isolement. Les réponses générées sont cohérentes, bien rédigées, souvent convaincantes.
C’est là que réside à la fois sa force et sa limite : l’IA est performante, mais elle n’est pas formatrice si elle remplace les processus cognitifs de l’apprenant au lieu de les soutenir.
Les étudiants qui utilisent ChatGPT de manière régulière délèguent parfois complètement l’effort d’écriture, sans mobiliser des fonctions essentielles comme la planification, la révision, l’inhibition ou la flexibilité cognitive. Ces fonctions exécutives sont pourtant fondamentales pour développer une pensée autonome et structurée. Lorsque ces processus sont court-circuités, l’IA ne renforce pas la capacité à apprendre, elle l’affaiblit.
Écrire avec l’IA : entre gain de temps et perte de soi
Plus encore, l’écriture elle-même perd son rôle transformateur. Écrire, c’est organiser ses idées, confronter ses contradictions, ralentir sa pensée pour mieux la formuler. L’écriture est un lieu de subjectivation : elle permet à l’étudiant de se découvrir, de se positionner, d’assumer un regard. Lorsqu’un texte est produit intégralement par une IA, ce lien est rompu. La parole devient extérieure, déliée du corps et de la pensée qui devraient l’habiter.
Cela pose des enjeux majeurs, notamment dans le cadre de la thèse professionnelle ou de tout travail d’analyse impliquant une posture d’auteur. Lors de la soutenance, c’est la pensée de l’étudiant qu’on évalue, sa capacité à se positionner, à assumer ses choix. Une IA peut rédiger un texte fluide, mais elle ne peut pas porter ce texte devant un jury. C’est ici que l’enjeu dépasse la simple maîtrise technique : il s’agit d’une question de construction identitaire, de confiance en soi, de subjectivation dans l’acte d’écrire.
Santé mentale étudiante et tentation de délégation
Ces mécanismes d’évitement de la pensée ne sont pas seulement liés à un manque de rigueur. Ils traduisent souvent un malaise plus profond. Les chiffres récents sur la santé mentale étudiante sont alarmants. Le décrochage psychique précède souvent le décrochage académique. Dans ce contexte, les IA génératives peuvent être perçues comme une solution immédiate : elles allègent la charge mentale, évitent la confrontation au vide, au doute, à l’erreur. Mais elles empêchent aussi le processus d’élaboration personnelle indispensable à l’apprentissage.
Dans les retours étudiants que j’analyse, cette tension est constante. L’IA fait gagner du temps, réduit l’angoisse de mal faire. Mais elle donne aussi l’illusion d’avoir fait, alors même que la pensée n’a pas véritablement été engagée.
Des imaginaires recyclés à la créativité figée
Un autre volet, trop peu évoqué, concerne les effets de l’intelligence artificielle sur notre imaginaire collectif. L’IA génère du contenu à partir de corpus existants. Elle ne crée pas, elle recompose. Elle produit des images plausibles, efficaces, mais rarement surprenantes. Cette logique alimente une standardisation des formats, des discours, des gestes.
Les fameux “starter packs” qui ont circulé sur les réseaux en sont l’illustration : des identités figées en quelques objets, des rôles réduits à des stéréotypes, des représentations qui se répètent. Sur les réseaux, certains étudiants reproduisent ces gestes sans distance critique, mimant ce qui fonctionne, sans vraiment inventer.
C’est ici que se joue une forme d’asphyxie créative : la machine propose, mais c’est toujours une forme de déjà-vu. Or, imaginer, c’est aussi s’autoriser à projeter l’inconnu, à déplacer les repères, à rêver autrement.
Former à l’ère de l’IA : ralentir, interroger, réveiller
Former à l’ère de l’intelligence artificielle, ce n’est donc pas seulement apprendre à bien utiliser un outil. C’est apprendre à résister aux automatismes, à ralentir la pensée quand la machine accélère, à cultiver l’imprévisible.
C’est aussi créer des espaces pédagogiques où l’imaginaire est réactivé, où la créativité est encouragée, non pas dans une logique de performance, mais dans une logique d’émergence. Cela suppose de mettre en place des dispositifs spécifiques : plans de travail individualisés, dialogue socratique avec des chatbots paramétrés, ateliers de déconstruction d’images générées, et surtout, une exigence de réappropriation du discours.
Il ne s’agit pas de rejeter l’IA, mais d’en faire un levier de réflexivité. Penser, ce n’est pas obtenir une réponse toute faite. C’est construire sa propre question. Ce que l’intelligence artificielle ne peut pas faire à notre place, c’est cette opération essentielle de subjectivation : dire “je” dans un monde saturé de modèles préformatés.
Conclusion : former des esprits capables de ne pas se laisser penser
Le rôle de l’enseignant et du formateur est plus important que jamais. Non pas pour faire écran entre l’élève et l’IA, mais pour lui apprendre à interroger ce qu’il fait, ce qu’il dit, ce qu’il pense. Pour lui apprendre à dialoguer sans se dissoudre, à créer sans se formater, à s’exprimer sans se trahir.
C’est dans cette posture que j’inscris mon travail. Une pédagogie qui prend au sérieux les effets cognitifs, affectifs et symboliques des intelligences artificielles. Une pédagogie qui ne s’oppose pas à la machine, mais qui remet l’humain au centre du processus.
Ce texte peut servir de référence à des réflexions sur l’éducation générale qu’une société doit, obligatoirement maintenant, offrir aux enfants qui sont nés à l’époque actuelle où l’IA est omniprésente.
J’avais un ou deux germes de pensées semblables aux vôtres avant de lire le texte. J’adopte votre manière de les avoir formulées ces pensées.
La question est de savoir si vous avez utilisée une quelconque IA pour composer le texte ou vous avez soupesé chaque mot vous-même?
😅
Par exemple, je compose toutes mes phrases moi-même. Je connais une personne qui fait composer des textes par un service d’IA qu’elle paye à travers un abonnement mensuel. La grande majorité des idées qu’elle soumet à l’IA viennent d’elle mais quand même, il y a une dénaturation créative en quelque part.
Pour terminer, j’utilise présentement une tablette sur laquelle le service d’IA est désactivé. Mais il reste que lorsque j’écris, dans le haut de mon clavier, l’application m’offre constamment des mots qui pourraient être ceux que je cherche à écrire ainsi que d’autres mots qui pourraient m’éloigner de mes pensées si je me laissais aller à les utiliser.
Il faut savoir garder nos idées claires pour résister aux multiples propositions.