Le triangle pédagogique bousculé par l’IA générative
Jean Houssaye définit la relation pédagogique à travers un triangle où l’enseignant, l’enseigné et le savoir interagissent. L’intelligence artificielle générative (IAG) vient troubler cette dynamique en introduisant une nouvelle figure : la machine.
Dans la relation enseignant-enseigné, l’IAG peut donner l’illusion d’être un enseignant ou un enseigné.
- Illusion d’enseignant : L’élève pose une question, la machine répond. Il pourrait alors croire que la machine sait. Or, elle ne « sait » pas, elle génère des réponses statistiques sans compréhension réelle.
- Illusion d’enseigné : L’élève rédige une invite, l’IA produit un texte, et l’élève peut croire que cette production est la sienne. Pourtant, produire sans l’aide de la machine mobilise des processus plus complexes, notamment cognitifs et affectifs. L’acte d’écrire engage une représentation de soi et un rapport au savoir. Lorsque l’IA produit à notre place, ces dimensions sont mises à distance.
La relation pédagogique, une dynamique vivante
La pédagogie repose sur une interaction vivante entre enseignant et enseigné. L’enseignant adapte le savoir en fonction de l’élève, et l’élève entre dans un processus d’appropriation. L’IA, en tant que machine, ne perçoit ni le vivant ni les dynamiques relationnelles.
Certes, elle peut devenir un médiateur entre l’élève et le savoir, mais seulement si l’enseignant la paramètre en fonction des besoins spécifiques de ses élèves. L’enseignant joue un rôle clé dans la mise en désir du savoir : il le rend attractif, lui donne du sens. Cette dimension humaine est essentielle.
L’éducation, un engagement moral
L’apprentissage repose sur un postulat fondamental : l’éducabilité de tous. L’enseignant doit croire en la capacité de chacun à apprendre, et cette conviction nourrit la relation pédagogique. L’IAG ne partage pas cette croyance : elle ne perçoit pas son interlocuteur dans sa singularité, elle analyse des suites de lettres et produit des réponses par calculs statistiques.
L’empathie est un moteur essentiel de l’acte d’enseigner. Or, si l’IA simule l’empathie, elle ne la vit pas. Le risque est que les enseignants, en déléguant des tâches à l’IA (corrections, bulletins, feedbacks), se désengagent progressivement de cette relation humaine. Pourtant, corriger une copie ou rédiger un commentaire, c’est entrer en dialogue avec l’élève, reconnaître ses efforts, orienter ses progrès. Déléguer ces moments, c’est prendre le risque d’une déshumanisation progressive.
Le contrat moral fragilisé ?
La relation pédagogique repose aussi sur un contrat moral. L’enseignant s’engage à accompagner l’élève vers le savoir, et l’élève à respecter les exigences de l’apprentissage. Ce contrat repose sur la reconnaissance de l’autorité de l’enseignant.
Philippe Meirieu (1997) définit l’autorité comme « une relation dissymétrique, nécessaire et provisoire, visant à l’émergence d’un sujet ». L’enseignant légitime son autorité par sa connaissance et sa capacité à structurer un apprentissage. L’IAG, en fournissant des réponses immédiates et souvent justes, pourrait fragiliser cette autorité.
Mais l’enseignant ne tire pas son autorité uniquement du savoir. Il la fonde aussi sur sa compétence (sa capacité à créer des situations d’apprentissage) et sur sa responsabilité (son engagement à amener les élèves vers leurs objectifs). C’est en reconnaissant ces éléments que l’élève maintient la relation pédagogique et ne tombe pas dans l’illusion que l’IA peut lui permettre d’apprendre seul.
Vers une pédagogie augmentée, non remplacée
L’IAG ne doit pas être perçue comme un substitut à la relation enseignant-enseigné, mais comme un outil à intégrer avec discernement. Elle peut enrichir l’apprentissage, stimuler la curiosité, accompagner la personnalisation des parcours. Mais elle ne remplacera jamais l’essence de la pédagogie : une relation humaine, vivante, où le savoir se transmet dans un dialogue, une confiance et un engagement partagé.
Actualités
Meirieu, P. (1997), Penser la pédagogie, Revue française de pédagogie (ENS Editions), Lyon, France
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